Rouletabille aviateur

Genre : vautours du monde (désolé...)

Fiche technique

Revue : Marc Madouraud

Un film de 1932 a-t-il sa place ici ? Oui, certainement, car, pour paraphraser Brassens, « le temps ne fait rien à l'affaire, quand on est un nanar, on est un nanar ! » Toutes les décennies du vingtième siècle ont livré leur lot de daubes (les suivantes ne manqueront sûrement pas à leur devoir), et je rappellerai aux plus jeunes - et même à leur aînés - que les années 1910-20 produisirent certaines des plus immondes bouses de tous les temps avec leurs serials (principalement américains) aussi frénétiques que dénués d'intérêt, dans la mouvance des "Mystères de New York" et des autres feuilletons interprétés par Pearl White. Le titre choisi ici est un film mythique parmi les amateurs de Gaston Leroux. Mythique pour sa rareté : absent des écrans de télé, il vient heureusement de ressortir en vidéo, chez Les Documents Cinématographiques. Bonne occasion pour s'y attaquer.

Comme chacun le sait, l'oeuvre de Gaston Leroux fut adaptée à l'écran dès 1913, et lui-même travailla à plusieurs reprises pour le cinéma, composant même des scénarii originaux comme "Tue la mort", "Le Sept de trèfle" ou "Rouletabille chez les bohémiens". Aux Etats-Unis, son nom devient célèbre avec la version 1925 du "Fantôme de l'opéra", interprétée par Lon Chaney. Après sa mort, en 1927, il est à nouveau superbement adapté par Marcel L'Herbier, avec le diptyque Le Mystère de la chambre jaune" (1930) et "Le Parfum de la dame en noir" (1931), avec un jeune et bondissant acteur dans le rôle du journaliste Joseph Rouletabille : Roland Toutain (connu également pour son rôle tragique de "La Règle du jeu" de Renoir en 1939). Ce comédien débutant, cascadeur et aviateur, incarne à merveille le juvénile journaliste, à tel point qu'il faudra attendre les années 1960 et une série de trois feuilletons télévisés d'Yves Boisset ("Le Parfum de la dame en noir", "Rouletabille chez le Tsar" et "Rouletabille chez les bohémiens") pour lui trouver un concurrent plus que valable, Philippe Ogouz.

Ce rôle fut joué notamment par Marcel Simon (1913), Maurice Le Féraudy (1914), Gabriel de Gravone (1922), Roland Toutain (3 fois, en 1930, 1931 et 1932), Jean Piat (en 1946 et 1947), Serge Reggiani (en 1948 et 1949), Claude Brasseur (en 1965 à la télé) et enfin Philippe Ogouz précédemment cité en 1966. Hélas rien depuis... Seule la bande dessinée lui a récemment rendu hommage, à travers une série d'albums atrocement illustrés chez Lefrancq.

Qu'ont à faire Leroux et plus précisément Rouletabille avec le nanar ? Eh bien, la saga cinématographique du fils de Mathilde Stangerson et de Larsan, comme celle d'un Fantômas ou d'un Arsène Lupin, n'est pas exempte de ratés nanardesques. J'en veux pour preuve le second des deux films interprétés par Reggiani : si "Le Mystère de la chambre jaune" ne s'éloigne pas trop du texte original, "Le Parfum de la dame en noir" dérive peu à peu vers un délire très "bis" : certaines scènes empruntent à l'épouvante psychiatrique chère à André de Lorde, alors que tous les acteurs semblent s'ingénier à hurler plus fort les uns que les autres, Marcel Herrand - Larsan hystérique - en tête.

De quel côté le peu visible "Rouletabille aviateur" allait-il pencher ? Chef-d'oeuvre ou navet ? Certains de ses arguments étaient alléchants : le film fut tourné dans la foulée du diptyque de L'Herbier, le duo Roland Toutain (Rouletabille) et Léon Bélières (Sainclair) était repris, et, enfin, le scénario était original, dû à l'écrivain Pierre-Gilles Veber. Il semble que ce soit une production franco-hongroise, car quasiment toutes les scènes se déroulent à Budapest, et des acteurs hongrois furent employés. D'ailleurs le metteur en scène est hongrois : bien que son nom soit francisé en Étienne Szekely, il s'agit en fait de István Székely, jeune réalisateur qui tournait indifférement pour son pays ou pour l'Allemagne (en signant là-bas Stefan Szekely) depuis 1930. Sa carrière est intéressante : en 1939, il quitta sa patrie pour Hollywood, où il se fit appeler S.K. Seeley ou encore... Steve Sekely ! Oui, il s'agit de l'homme qui tourna "Revenge of the Zombies" (1943) avec John Carradine, "Lady in the Death House" (1944) avec Lionel Atwill, "Amazon Quest" (1949) avec le maudit Tom Neal et surtout, son avant-dernière oeuvre, le fameux "The Day of the Triffids" (1962), d'après un roman SF de John Wyndham. A noter, sa production s'était nettement ralentie dans les années 50 (3 films) et 60 (plus que deux, dont le dernier en 1969).

Passons au film. Le générique se déroule sur une musique aigrelette, assez atroce, bien que signée d'un grand nom : Van Parys. Nous assistons, en Hongrie, à l'embarquement de mystérieuses caisses dans un avion. Un peu plus tard, en l'air, l'appareil est mitraillé par des pirates à bord d'un biplan. Touché, l'avion s'écrase... L'affaire fait grand bruit en Hongrie et en France. A Paris, au siège d'un grand journal, le rédacteur Sainclair - gros bonhomme pompeux et ridicule - se plaint à son chef qu'il ne se passe rien : énervé, son patron lui met sous le nez l'entrefilet décrivant l'attaque. Son célèbre collaborateur Rouletabille ayant disparu Dieu sait où, Sainclair décide alors de se rendre en Hongrie pour éclaircir l'énigme.

Nouvelle scène hongroise, sans rapport apparent avec les précédentes : un brave paysan, occupé à ramasser un sac de farine tombé d'un chariot, s'aperçoit qu'un lingot d'or était caché dedans. Il se fait proprement assommer...

Budapest s'agite encore plus : deux policiers français, spécialement venus de Paris, viennent prêter main forte au commissaire Bathory, qui est en charge du dossier. Pendant ce temps, Rouletabille coule des vacances tranquilles à Budapest (oh, pas possible !) et sauve même la vie de Rosy, la fille du dit commissaire, qui était en train de se noyer tranquillement dans le lac Balaton alors que le bellâtre faisait des effets de muscle en plein ski nautique.

Inévitablement, Rouletabille rencontre à l'hôtel Sainclair, qui vient juste d'arriver - le pauvre rédacteur atteint le comble du grotesque, harnaché en combinaison de pilote, avec même des bouteilles d'oxygène (alors qu'il a emprunté le train !). Les deux reporters assistent le lendemain matin à une descente de la police dans une immense boulangerie (demandez pas pourquoi, on en sait rien, mais il doit y avoir un rapport avec la farine des sacs). Le résultat est nul. Toutefois, le spectateur, tout comme nos héros, apprend avec une certaine sérénité qu'une mystérieuse femme a acheté deux cents pains.

Nouveau changement de décor : le commissaire Bathory vient d'être agressé par une femme (serait-ce la même ? Non ? Pas possible ?) qui l'a laissé assommé pour le compte. Alors que Sainclair gesticule devant les policiers qui montent la garde, Rouletabille, déguisé en infirmière, se rend au chevet du commissaire, avec la bénédiction de sa jolie fille. Belle scène d'amitié entre justiciers, mais qui n'apporte strictement rien à l'intrigue.

Et hop ! Nous voici au music-hall. Tout juste comprenons-nous que ce lieu emploie la belle Sonia, qui est justement la femme précitée, et nulle autre que la cheftaine de la bande des pirates, surnommés les "Vautours de l'or". Rouletabille et Sainclair assistent au spectacle. Après la danse de Sonia (enfin, c'est une déduction, car on ne voit rien, probablement pour cacher les piètres talents de danseuse de l'interprète), un illusionniste fait un numéro, secondé par... un mitron en train de faire du pain. Le magicien emprunte différents objets à l'assistance, les fait disparaître, puis les retrouve dans les miches du mitron (eh, rigolez pas, je parlais de la fournée de pains).

Rouletabille, qui était invité dans la loge de Sonia, refuse d'y aller au dernier moment. Comme elle avait préparé un revolver, on se dit qu'il a bien fait, mais on s'interroge sur ses raisons. Passons. Il est quant même invité le soir chez l'artiste, où elle l'attend avec deux de ses sbires. Il s'y rend avec son cher Sainclair. Pendant que son présumé patron déguste les cocktails locaux, Joseph résiste vaillamment aux tentatives de séduction de Sonia, tout en lui faisant comprendre qu'il a compris tous ses stratagèmes, l'idée du pain cachant des objets d'or y compris.

Une fois les deux Français partis, Sonia envoie l'un de ses amis abattre le reporter, ce qui est promptement fait, en pleine rue, devant le pauvre Sainclair au désespoir. Le lendemain, Sainclair déclare à la presse que son ami est mourant; pourtant, quand la jeune Rosy Bathory est introduite dans la chambre : Rouletabille est en pleine forme, il a juste feint d'être blessé pour berner ses adversaires (comment a-t-il échappé à la balle, voilà un secret que le scénariste a emporté dans la tombe). Enthousiaste, la jeune fille accepte de l'aider dans son enquête et de traquer les gangsters dans les montagnes avoisinantes.

Rouletabille est alors emmené en civière dans une fourgonnette noire qui a tout l'air d'un corbillard, mais que Sainclair déclarera plus tard être une ambulance (c'est pas moi qui tomberai malade en Hongrie, dites !) Le journaliste descend du fourgon un peu plus loin, à l'abri des regards, et rejoint Rosy. Tous deux s'en vont en voiture, ce qui nous vaut d'immondes transparences - l'auto filmée en studio, collée sur un décor de route filmé (très mal) à part. Comble de l'horreur, le couple se met à entonner une ritournelle rigoureusement ringarde, et d'autant plus insupportable que ni l'un ni l'autre des acteurs ne sait chanter. Au bout d'un moment, Rouletabille descend et Rosy continue toute seule, en quête du repaire des bandits.

Sainclair, qui s'embêtait, décide de son propre chef (même si celui-ci est resté à Paris) qu'il va faire avancer l'enquête. Il se rend chez Sonia, se bourre rapidement la gueule au cocktail maison et révèle tout de go, sans même qu'on lui demande, que Rouletabille est bien portant et que Mlle Bathory l'aide dans ses recherches. Pendant que l'andouille cuve, Sonia en profite pour envoyer un pigeon voyageur à ses complices, pour les avertir. Joseph, qui s'était introduit dans la propriété, réveille Sainclair et apprend son involontaire trahison; il se collette avec un des complices, tandis que Sonia s'enfuit. Craignant pour la vie de sa jeune amie hongroise, il se rend à l'aéroport voisin en compagnie de Sainclair et, malgré les réticences comiques de celui-ci, décolle en avion. Comme il a emporté un des pigeons voyageurs de Sonia, il le lâche en plein vol, afin de le suivre et de découvrir l'antre des "Vautours". Tâche accomplie...

On continuera à l'ignorer à jamais, mais, par le plus grand des hasards (et par la grâce, surtout, d'un scénario débile), Rosy est tombée directement sur le repaire des brigands - alors que, notez-le, son copain, pas doué, doit employer des subterfuges colombophiles pour y arriver. Les méchants pas beaux l'interceptent facilement et l'enferment. Sonia déboule sur ces entrefaites et la menace des pires tourments (la faire jouer dans une suite ?) Deux biplans sont sortis d'un hangar proche, mais seul l'un d'entre eux arrive à décoller, car une horde de policiers - qui les a avertis ? C'est de moins en moins clair - surgit et arrête toute la bande, Sonia y compris. Toute la bande sauf le pilote de l'avion, qui a emmené Rosy dans sa carlingue. Heureusement, Rouletabille s'est caché dedans, assomme le vilain tout moche et reprend le contrôle de l'appareil.

Et voilà ! Tous les Vautours sont sous les verrous, Rouletabille a triomphé !

Dernière image : Joseph et la jolie Rosy, fiancés ou mariés, partent en "avion de noces" (décoré de façon ridicule avec des guirlandes, qui se décrocheraient dans la réalité au premier coup de vent). Pour enfoncer bien le clou, ils reprennent l'abominable chanson...

Aaaarrrggghhh ! Leroux a dû se retourner dans sa tombe, et Marcel L'Herbier crever de rire. Cet opus magyar repousse assez loin les limites du nanar. C'est fort dommage pour Roland Toutain, toujours impeccable en Rouletabille (quand on ne lui demande pas de chanter), bien que ses dons d'acteur et d'athlète soient très chichement mis en valeur. Léon Bélières, dans le rôle du comique de service, est tout bonnement insupportable : ce n'est pas sa faute, juste celle du scénariste qui a ciselé son texte et ses dialogues à la tronçonneuse dans du cliché aggloméré. Parlons-en, du scénario : un ramassis de scènes venant les unes à la suite des autres, filmées en plan fixe (la caméra avait dû être collée au sol, de peur que des romanos ne la piquent), souvent sans lien entre elles. Du début à la fin, le spectateur se demande éberlué comment l'enquête a bien pu être menée pour que l'on découvre aussi facilement, en dépit de la logique, les vrais responsables.

La logique, parlons-en : constamment bafouée. Pourquoi donc Rosy découvre-t-elle du premier coup l'antre des vautours, alors que Rouletabille a un mal de chien pour la trouver, hein, je vous le demande ? Le même journaliste sort indemne d'un attentat sans que l'on sache pourquoi, et son acolyte se rend spécialement chez l'adversaire en chef rien que pour le plaisir de se torcher et de tout lui avouer. Proprement atterrant.

Et, avec ça, pas un brin de mystère, ni de cette poésie qu'affectionnait Leroux. Le suspense est inexistant, et toute l'attention du spectateur est monopolisée par ses tentatives désespérées de comprendre quelque chose à cette intrigue linéaire et pourtant idiotement développée. Pour ne rien gâter, les personnages sont unidimensionnels et caricaturaux, de simples pantins qui n'accomplissent que ce que les pires clichés les obligent à faire.

A franchement parler, ce film évoque moins le polar français popularisé par Feuillade et modernisé par L'Herbier, que les pires serials américains des décennies précédentes, qui n'étaient que successions de scènes rocambolesques. Et encore, ceux-ci avaient l'excuse du rythme : "Rouletabille aviateur" se traîne le plus souvent poussivement, malgré les efforts de son interprète principal.

Je vais arrêter ici le massacre. Rappelons juste encore la musique énervante et la chansonnette qui donne envie d'achever son poste de télé à grands coups de talons, et nous aurons fait un premier tour du problème. Seuls atouts : le charme hongrois des quelques décors naturels, et le plaisir de retrouver les vieux avions et automobiles d'antan... Un peu mince.

Comme vous le voyez, les vieilles daubes n'ont rien à envier aux générations suivantes...

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